Nous sommes enfin en mesure de rassurer nombre de nos lecteurs qui souffrent de longue date de n’avoir jamais bien saisi l’intrigue des Bijoux de la Castafiore. Depuis deux mois, c’est plus clair : il suffit de le relire en monégasque. Alors cette non-aventure axée sur un antihéros, où tout le monde se parle sans que les gens communiquent entre eux puisqu’ils usent de la même langue mais pas du même langage, apparaît lumineuse. Cet album à part dans l’oeuvre d’Hergé est une histoire de fous rythmée par la nonchalance d’un réparateur pas pressé de réparer, de bijoux deux fois disparus mais jamais volés et de Roms toujours suspects mais pas coupables (le détail a dû traumatiser quelqu’un dans sa jeunesse, en même temps que La Princesse de Clèves)… Hergé y avait mis son talent à inventer la confusion et son génie à l’organiser. Les intellectuels en feront une oeuvre culte louée pour sa postmodernité, son autodérision et son grand art de l’understatement. Le philosophe Michel Serres y vit même la production par le comics de son propre traité de la solitude monadique. Si les aventures de Tintin sont déjà traduites dans 98 langues, en attendant que le chiffre soit rond avec les publications annoncées en wolof et picard rural du Tournaisis, Les Bijoux de la Castafiore demeure le favori des langues régionales : « Tintin au Congo n’est pas un bon choix pour une langue régionale européenne ; les albums sur la Lune non plus car ils contiennent trop de termes techniques absents des lexiques régionaux. A l’inverse, les sujets traités dans Les Bijoux sont familiers, ruraux, quotidiens… La traduction de ce titre est très naturelle dans les parlers régionaux. De plus, c’est un album construit sans artifices. On y joue finement avec les sentiments, les conventions, les petits travers », explique Etienne Pollet, éditeur des traductions régionales de Tintin chez Casterman, qui préconise Les Bijoux aux éditeurs européens, tant la conversation y est familiale et donc plus apte à donner du naturel à la traduction. Ici comme ailleurs, le but est avant tout culturel ; il déclenche une fierté identitaire qui se lit comme un événement sociopolitique en raison de la dimension mythique de Tintin. L’éditeur monégasque Richard Projetti a donc sorti 4 000 exemplaires des Bijoux en décembre, chiffre considérable lorsqu’on songe que la Principauté compte 7 000 Monégasques de souche, censés avoir tous entendu sinon pratiqué le monégasque dans leur enfance, langue qui est toujours enseignée dans les écoles une heure par semaine jusqu’en 5e. Langue, dialecte ou patois, qu’importe : « Elle a un fond ligurien, plus particulièrement génois, enrichi de mots de langue d’oc des vallées niçoises proches », précise la linguiste Eliane Mollo, professeur à la faculté de Nice et cotraductrice des Bijoux avec Dominique Salvo-Cellario, professeur de monégasque. Boucherie Sençaosci Des difficultés avec Hergé ? Pas vraiment. Encore que : « Il a fallu transporter l’esprit franco-belge du Nord dans un univers méditerranéen et faire attention aux formules de politesse. Signura convient mieux que Madame, et dans bien des cas couillu pour idiot et couillasse pour imbécile. » Elles ont porté leurs efforts sur le rendu des noms : c’est ainsi que, dans cette version, le capitaine Stocafi (le stockfish, poisson séché des mers du Nord, est le plat national monégasque) interpelle le professeur Girateuria (littéralement : « tourne-théorie ») ; les Duponte Davuta (les passages voûtés de la Principauté permettant de relier des rues parallèles sont appelés ponte vus du dessus et vuta vus de dessous) s’expriment par des métathèses et non par des contrepèteries comme en français ; Wagner devient Langle, en hommage à un fameux maître de chant monégasque dont chacun se souvient certainement (1741-1807) ; la boucherie Sanzot se métamorphose en Sençaosci (« sans os ») tandis que le château de Moulinsart apparaît sous le nom de Mulinarte (Moulins est un quartier bien connu de Monte-Carlo). C’est clair, oui ou non, ces choix lexicaux et discursifs, tron d’una canunera (« mille sabords ») ? Pas facile de rendre en monégasque la subtilité de ces échanges, surtout lorsqu’en France, autant dire dans la rue d’à côté, le Rossignol milanais interpelle « le capitaine Kodack » et qu’en retour celui-ci lui donne du « Castapipe ». Mais le lecteur qui espère dénouer les fils de ce chef-d’oeuvre d’absurde et de comique ne doit-il pas, o merda o bereta russa, risquer le tout pour le tout ? L’amitié belgo-monégasque, ainsi que notre intelligence des Bijoux, devrait en sortir renforcée. Une édition du Secret de la Licorne est annoncée sur le Rocher pour l’automne, au lendemain d’un autre rapprochement, de nature plus conjugale, entre la principauté de Monaco et l’Afrique du Sud, ce qui eût certainement ravi l’auteur de I Ori d’a Castafiore.
Source : Le Monde